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Marx était-il un « gnostique » ?

Commentaire rétrospectif : il y a des tensions dans la pensée de Marx qui sont ici trop négligées, ce qui donne une lecture trop unilatérale. Il aurait fallu souligner ces tensions, pour jouer un pôle contre l'autre. En particulier, il aurait fallu aborder la question épineuse du statut de la dialectique dans son rapport avec le matérialisme :

- La dialectique n'est-elle pas par nature téléologique ?

- Même si on la cantonne au domaine épistémologique (par opposition à l'ontologique), ne constitue-t-elle pas une forme trop rigide et passe-partout qui finit donc nécessairement par remplacer "la logique des choses par les choses de la logique" , et ramener à une "philosophie de l'identité" ?

- Ne finit-elle pas, dans cette logique, par rendre impossible le "feed back " empirique" si nécessaire à la vie de la théorie ?

- Quelle est son statut réel dans la pensée de Marx ? Ne peut-on distinguer un usage dialectique polémique, qui vise l'analyse des discours (et de leurs effets réels) et une dialectique de l'histoire à tendance ontologique et encore bien trop héritée d'Hegel ? Ne faut-il pas alors limiter l'usage de la dialectique à la critique des productions humaines discursives et donc politiques ?

Remarque : nous ne pouvons ignorer ici cette phrase d'E. Balibar dans son Le moment messianique de Marx (https://rgi.revues.org/381) :

En isolant ainsi un moment singulier, à partir de l’écriture, je souhaite m’installer au-delà des débats sur le rapport entre la « formation de la pensée de Marx » et sa « systématisation » ou son « développement », vu selon les cas comme continuité ou discontinuité, qui ont tendance à décontextualiser les formulations, et à substituer des reconstructions totalisantes aux lectures différentielles nécessaires.


Disons que nous situons donc notre réflexion à partir de L'idéologie allemande.


Cette question surprenante nous est inspirée par La nouvelle science du politique[1], le livre d’E. Voegelin. Il est vrai que nous pourrions aussi bien considérer que la pensée de cet auteur ne vaut pas la peine que nous nous y arrêtions, qu’elle n’est qu’un énième avatar d’un christianisme conservateur qui ne ferait ici que se donner de nouveaux airs. De fait, la thèse de Voegelin pourrait sans doute se résumer au fameux « qui veut faire l’ange fait la bête » pascalien, car c’est bien, au fond, le principal défaut qu’il impute à ce qu’il nomme « gnosticisme ». Cependant, nous voyons que, chez cet auteur, ce concept recouvre presque tous les mouvements de pensée depuis Joachim de Flore jusqu’à Marx, et qu’il a donc pour fonction, par delà les différences propres à chaque univers de pensée, de réduire la multiplicité apparente de ces univers à une unité, donc de réduire ces univers à une identité : Marx n’est plus alors que l’une des dernières manifestations de ce qui avait vu le jour sous la plume de Joachim de Flore, et qui s’était déjà montré sous de nombreuses apparences, par exemple dans les Lumières, chez Hegel ou bien Feuerbach. Aussi, il nous semble logique de conclure que la thèse de Voegelin, par le fait qu’elle subsume Marx dans le gnosticisme, finit par poser, sur le plan de l’essence, l’identité entre Marx et Hegel. C’est cette conséquence pour le moins inattendue que nous voulons ici interroger : Marx se trompait-il quand il affirmait rompre avec Hegel et sa philosophie de l’histoire ? Cette question nous semble devoir être examinée à nouveaux frais pour deux raisons principales :


Pour mémoire, il nous faut commencer par exposer en quelques mots les thèses de Voegelin. Ces dernières se saisissent à partir de l’opposition entre la conception augustinienne et la conception qui va (re)naître avec Joachim de Flore. Citons Voegelin : « La conception augustinienne de l’Eglise demeura historiquement en vigueur sans grand changement jusqu’à la fin du moyen-âge. L’attente révolutionnaire d’une seconde venue qui métamorphoserait la structure de l’histoire sur terre fut rejetée comme « ridicule ». Le Logos s’était incarné dans le Christ, la grâce de la rédemption avait été octroyée à l’homme, il n’y aurait pas de divinisation de la société au-delà de la présence pneumatique du Christ dans son Eglise. »[3] Quelques pages plus loin : « Joachim rompit avec la conception augustinienne (…) en appliquant le symbole de la trinité au cours de l’histoire »[4]. Dès lors, selon Voegelin, se succéderont des philosophies qui pensent l’histoire en terme de la réalisation d’une fin. Pour le dire simplement, toutes seraient construites sur le modèle d’un christianisme hérétique[5] qui espère la venue du paradis sur terre, sous la forme d’un homme et d’une société nouveaux et rédimés : ce serait là la grande famille des philosophies gnostiques, dont Marx ne serait qu’un des derniers rejetons. Voegelin parle donc d’immanentisation[6], en ce sens que le salut, posé comme transcendant dans la doctrine classique de l’Eglise, serait ici pensé comme devant se réaliser sur cette terre, dans cette vie. Il y aurait donc un eidos de l’histoire, une essence qui la mène à un but déterminé, et, par conséquent, l’histoire serait de nature téléologique. Peu importe alors comment est conçu ce telos dans ses modalités axiologiques[7], quelles que soient les variations de ces modalités, on aura bel et bien un membre de la grande famille du gnosticisme, qui attend la fin de l’histoire, c'est-à-dire à la fois son terme et sa perfection.


Une fois ceci posé, il nous faut souligner d’abord que notre but ici n’est pas d’évaluer la pertinence de la lecture de l’histoire occidentale que nous propose La nouvelle science du politique. Les clefs de cette lecture, la grille conceptuelle mise en œuvre, mettent sans doute en lumière certains aspects intéressants du cours de notre histoire intellectuelle, mais nous ne savons pas si cette perspective est suffisante pour en subsumer l’ensemble, bref, pour éclairer la logique des développements et événements connus depuis le Moyen-Âge par les sociétés occidentales[8]. A vrai dire, ce n’est pas notre objet, et, pour ce dernier, il nous suffit de remarquer que le concept de gnosticisme décrit assez bien les grands axes de la philosophie hégélienne. Or, et comme nous l’avions annoncé, notre question est de savoir si la pensée de Marx peut être rattachée à la grande famille gnostique, et donc posée dans une certaine identité avec celle de Hegel, ainsi que Voegelin l’affirme : que Hegel soit un gnostique au sens de Voegelin, nous pouvons bien l’accorder, mais cela va-t-il de soi quand il s’agit de Marx ?


En effet, lorsque nous évoquons la rupture que Marx prétendait avoir accomplie par rapport à la philosophie en général, et par rapport à Hegel en particulier, c’est l’opposition entre le matérialisme et l’idéalisme qui nous vient avec évidence à l’esprit. Nous considérons ici que cette opposition est à la fois de nature ontologique et épistémologique, car si la « substance » n’est pas conçue de la même manière, elle ne saurait être non plus être l’objet d’une même espèce de connaissance : l’ontologie détermine l’épistémologie. Il n’est pas question ici de revenir en détail sur le fait que chez Hegel, la substance est l’Esprit qui progresse vers lui-même sous la forme de l’Idée, quand chez Marx elle se résume aux individus concrets qui interagissent concrètement entre eux et avec leur environnement. En revanche, à partir de là, le propos de ce modeste article est de dégager le paradigme conceptuel auquel appartient la pensée de Marx, ce pour juger de sa compatibilité avec la notion de gnosticisme. On sait bien que Marx, dans sa jeunesse, a longuement travaillé sur l’atomisme antique, et nous pouvons aussi souligner qu’avant d’être historique, sa pensée est matérialiste au sens où on l’entend d’ordinaire. La question que nous voulons donc poser ici n’est rien d’autre que celle-ci : un matérialisme historique peut-il être « gnostique » ?



« Tous ceux qui voient l’admirable structure des animaux se trouvent portés à reconnaître la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille à ceux qui ont quelque sentiment de piété et même de véritable philosophie, de s’éloigner des phrases de quelques esprits forts prétendus, qui disent qu’on voit parce qu’il se trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux aient été faits pour voir. Quand on est sérieusement dans ces sentiments qui donnent tout à la nécessité de la matière ou à un certain hasard (quoique l’un et l’autre doivent paraître ridicules à ceux qui entendent ce que nous avons expliqué ci-dessus), il est difficile qu’on puisse reconnaître un auteur intelligent de la nature. Car l’effet doit répondre à sa cause, et même il se connaît le mieux par la connaissance de la cause et il est déraisonnable d’introduire une intelligence souveraine ordonnatrice des choses et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne se servir que des propriétés de la matière pour expliquer les phénomènes. »


Donc, pour le finalisme, toute chose doit être comprise à partir de sa raison d’être, de sa cause finale, ici les intentions de Dieu au moment où il créait le monde. Ainsi, Dieu, puisqu’il concevait que la vue constituait une certaine perfection, créa l’œil. Par ailleurs, ne pas reconnaître cela, c’est « donner tout à la nécessité de la matière ou à un certain hasard », ce qui est le propre du mécanisme, qui est donc tout autant un matérialisme : parce que la matière a telles propriétés (contingentes de notre point de vue), ses éléments interagissent et se combinent de telle ou telle manière, ce qui finit par produire tel ou tel étant, l’œil dans notre exemple : ce n’est donc pas la vue qui explique l’œil, mais l’œil qui explique la vue, et, en outre, sans mauvais jeu de mots, l’œil est le résultat d’un processus aveugle, c'est-à-dire qui n’est pas éclairé par une intention ou un projet. Il faut donc conclure qu’une épistémologie matérialiste-mécaniste ne peut que nier l’existence des causes finales (position ontologique qui implique ici l’athéisme), ou du moins nier que cette catégorie soit utile dans la construction de la connaissance (position méthodologique que l’on trouve par exemple dans la physique de Descartes). Or, pour en revenir à Marx, comment ne pas ranger sa pensée du côté de la famille matérialiste-mécaniste, certes transposée dans le domaine de la connaissance socio-historique ? Nous savons bien que, parfois, Marx use de l’expression « royaume de la liberté »[10], et que, dans notre culture judéo-chrétienne, cela ne peut être sans résonances à nos oreilles[11], mais faut-il prendre de telles associations d’idées au sérieux ? Supposons que nous pensions les sociétés humaines sur le modèle du jeu de billard. Certes, ce serait là une analogie approximative, il faudrait encore ajouter, pour la parfaire, que personne ne joue ce jeu, donc que les billes se meuvent par elles-mêmes, par conséquent sous l’effet d’un certain conatus. Ajoutons que les circonstances de ce mouvement ne cessent de se modifier sous l’influence de ce mouvement lui-même, donc que, par exemple, la résistance et la pente du tapis ne cessent de fluctuer, de même que la position et le nombre des poches. Ainsi, les propriétés du système global varient d’un instant à l’autre, et déterminent de ce fait les mouvements possibles et/ou désirables des billes, ces derniers déterminant en retour l’état global du système le moment suivant. N’est-ce pas, au fond, quoique de manière très (trop ?)[12] schématique, la conception à laquelle confine le matérialisme historique tel que le conçoit Marx ? Un passage bien connu, parmi tant d’autres, nous invite à répondre par l’affirmative :




Pourtant, on nous objectera sans doute, que, selon Marx, l’histoire va vers le mieux, le plus parfait… bref, qu’il y a bel et bien chez lui une pensée de l’histoire que l’on peut qualifier, dans le vocabulaire de Kant, d’eudémoniste[15]. Or, toujours dans le même vocabulaire, la thèse augustinienne ne peut relever que de l’abdéritisme, donc il faudrait conclure que, parce qu’eudémoniste, la pensée de Marx serait à ranger avec le gnosticisme, ce en dépit de son épistémologie, et même en contradiction avec cette dernière. Mais souvenons-nous un instant des arguments que prétendait réfuter Leibniz : dire que nous voyons parce que nous avons des yeux, et que les yeux ne se sont pas formés selon la cause finale de la vue, est-ce pour autant nier que les yeux constituent une certaine perfection parce qu’ils nous donnent la vue ? Certes non, et c’est donc bien qu’une conception mécaniste n’exclue pas la production d’une perfection plus grande dans le cours des évènements. Sur ce point, le darwinisme, complété par la science génétique, nous en fournit la preuve en ce qu’il montre clairement qu’il est concevable pour notre esprit que des mécanismes aveugles, la sélection naturelle et la mutation, puissent pourtant engendrer des formes plus parfaites sans que cela se fasse conformément à un dessein préétabli[16]. Par ailleurs, il semble au contraire que le gnosticisme implique nécessairement un tel dessein, c'est-à-dire un cheminement de l’histoire entièrement déterminé par une cause finale préexistante et inconditionnée.

Revenons maintenant à Marx. Posons que la « mécanique historique » a engendré, à un moment donné, un ensemble de rapports sociaux que nous nommons, dans sa globalité, « capitalisme ». Même si nous supposions que cet état de la société constitue le résultat nécessaire (mécanique) des circonstances antérieures, si donc nous nous placions, à l’instar d’un Laplace, dans une conception déterministe stricte qui exclue toute contingence, il n’en demeurerait pas moins que la totalité de la série des causes et des effets n’aurait d’autre raison d’être que la nature telle qu’elle est faite, c’est à dire, pour reprendre les termes du texte de Leibniz cité plus haut, les « propriétés de la matière » : une nécessité aveugle serait à l’œuvre, sans dessein, sans plan, sans finalité. A fortiori, si nous introduisions dans ce déterminisme une certaine dose de contingence, sur le modèle du clinamen épicurien, de la fonction de la mutation dans l’évolution des espèces, ou bien en postulant une liberté humaine dans le cours de l’histoire, bref, si nous conjuguions « le hasard et la nécessité », nous ne saurions toujours pas obtenir une conception gnostique. De même, si nous accordons à Marx que le capitalisme comporte des contradictions[17], nous devons alors conclure avec lui que ces dernières déterminent au sein du capitalisme une tendance à l’auto-abolition par laquelle un nouvel état de la société devient mécaniquement nécessaire[18], et que cela n’a rien à voir avec une quelconque providence, sauf à abuser des mots. Or, tout ce qui précède tend à faire voir que, lorsque Voegelin parle d’immanentisation, il tombe sans doute dans un tel abus, car il semble bien que l’appareil conceptuel du marxisme soit totalement étranger à la notion de salut, et d’ailleurs à l’ensemble des notions qui structurent la pensée chrétienne, telles que la providence, les desseins d’un dieu, la finalité, la venue d’un messie, etc. : pour rapprocher deux univers théoriques, on peut probablement considérer qu’il y faut plus que quelques vagues ressemblances dans les apparences. On pourrait ici citer différents passages de Misère de la philosophie, par exemple : « Dites maintenant que le but providentiel de l’institution de la propriété foncière en Ecosse avait été de faire chasser les hommes par les moutons, et vous aurez fait de l’histoire providentielle. »[19], phrase ironique qui illustre bien que Marx conçoit clairement ce que c’est que l’histoire providentielle, et qu’il s’en garde bien, quant lui.

Ainsi faudrait-il conclure que, dans la pensée de Marx, l’avènement du communisme ne constitue ni une conception laïque du salut[20], ni donc la fin de l’histoire, que l’on entende ici par « fin » le terme ou bien le but. Pour reprendre la métaphore du jeu de billard, le mouvement des billes ne cesse que lorsque leur énergie cinétique est épuisée, et c’est alors, sinon le but, du moins le terme, c'est-à-dire l’immobilité. Mais, en ce qui concerne l’histoire, ce terme semble bien plus difficile à concevoir : comment les forces historiques pourraient-elles s’épuiser ? Une société sans contradictions est-elle possible ? Si elle l’est, ce ne peut être que par une sorte d’équilibre entre les forces[21]&[22], et non pas par l’épuisement de toute force, mais cet équilibre peut-il perdurer ? Cela semble peu plausible. Le communisme ne saurait-il donc être le terme de l’histoire ? Ne saurait-il même y avoir aucun terme à l’histoire ? Cela semblerait être la conclusion logique de notre raisonnement, ce quoique, à la vérité, Marx n’en ait jamais rien dit.


Pour finir, si nous récapitulons tout ce qui vient d’être exposé, une conclusion pourrait se profiler à propos des thèses de Voegelin. Ces dernières semblent assimiler toute pensée du progrès dans l’histoire à une forme plus ou moins avouée de gnosticisme. Or, comme du point de vue de cet auteur, le gnosticisme relève d’une erreur, que la vérité réside dans la seule doctrine augustinienne, ce serait donc que toute conception eudémoniste de l’histoire relèverait aussi de l’erreur[23]. Cela expliquerait aussi pourquoi Hobbes, qui ne songe qu’à la paix sociale et à la sécurité, serait le seul auteur à trouver grâce à ses yeux. Ne parlions-nous pas, au début de cet article, de « christianisme conservateur » ? Au vrai, il vaudrait mieux dire réactionnaire. (Pour ce terme, voir Conservatisme, progressisme et réaction.






























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