Commentaires sur le débat entre Frédéric Lordon et Jean-Pierre Mercier
- Blaise Buscail
- 6 mai 2016
- 10 min de lecture
Commentaires sur le débat entre Frédéric Lordon et Jean-Pierre Mercier (1)
Travailler à une constitution ?
A première vue, on est là dans le citoyennisme le plus naïf, faut-il en conclure que Frédéric Lordon, qui propose que l’on se mette à cette tâche, est un grand naïf ? A l’évidence, il en est loin. Comment comprendre alors ce « mot d’ordre » ?
Le point de départ, comme il se doit, réside sans doute ici dans un constat, celui de la fermeture radicale de la possibilité, pour les imaginaires et les intelligences, d’envisager autre chose que l’existant, c'est-à-dire autre chose que le capitalisme en général, et en particulier ses modalités passées (fordisme) et ses modalités nouvelles (post-fordisme), telles qu’elles s’installent peu à peu, et dont la loi El Khomri constitue, pour la France, un nouveau pas en avant. Si, en effet, cette impossibilité de penser selon des horizons autres que l’existant est réelle, il faut en conclure que toute les revendications possibles ne peuvent que s’inscrire dans le cadre du système capitaliste, et s’en retrouve à jamais incapables de le remettre en question. Et comment pourrait-il en être autrement après des décennies de défaites, aussi bien sur le plan des luttes que sur celui de l’idéologie ? A dire vrai, n’en sommes-nous pas au point où l’on nous parle de « social-libéralisme » sans que personne ne relève ce qu’il peut y avoir de contradictoire dans une telle notion ? A ce stade, on peut se demander si ce n’est pas jusqu’à la capacité d’articuler une pensée réelle et cohérente qui est mise en danger, et on se souviendra avec émoi de la novlangue inventée par Orwell.
Si donc nous ne nous trompons pas sur les intentions de F. Lordon, sa stratégie serait d’essayer de maintenir une étincelle au contact d’un grand tas de bois, que l’on espère le plus sec possible, ce plutôt que d’attendre que ce tas s’embrase de lui-même. Cette étincelle ne serait rien d’autre que l’idée d’une autre société, ce qui devient évident quand on considère que la constitution à laquelle on propose aux gens de s’atteler doit comporter l’abolition de la propriété lucrative : remettre dans les consciences de telles perspectives, telle serait la finalité de la démarche de F. Lordon.
A cette dernière, J.P. Mercier, il nous semble, oppose le dogme de la spontanéité des masses laborieuses. Et certes, la métaphore employée plus haut est fautive en ce que ces masses ne sont pas des choses inertes comme un tas de bois. Ce que propose J.P. Mercier, c’est donc de travailler à des revendications immédiates, par lesquelles, peu à peu, les travailleurs prennent toujours mieux conscience de leur force, de leur classe et de ses intérêts. F. Lordon serait donc dans l’erreur de vouloir mettre la charrue avant les bœufs, de ne pas commencer par le commencement. Mais J.P. Mercier, en nous proposant ce schéma tout fait, tient-il compte des circonstances réelles, de toutes les luttes perdues ces dernières décennies et du carcan idéologique qui entrave les consciences ? Réalise-t-il que le monde ouvrier a oublié tout son héritage et n’entrevoit trop souvent une amélioration de ses conditions de vie que sous la forme d’un gain au loto ? Mais ce serait là, sans doute, trop noircir le trait. Oui il y a des luttes, oui le monde ouvrier se bat pour ne pas se laisser toujours plus exploiter par le capital. Mais, et c’est ce que J.P. Mercier refuse d’envisager, ces luttes ne se font-elles pas que pour la défense des acquis, c'est-à-dire pour le maintien de la forme de capitalisme propre au stade antérieur que constituait le fordisme ? Comment, dans ces conditions, pourraient-elles réinventer d’autres perspectives que le capitalisme, comment pourraient-elle éviter l’écueil de plonger les travailleurs dans le rêve illusoire d’un capitalisme plus humain ? C’est pourquoi, sans doute, le « nous ne revendiquons rien » était-il pertinent : si revendiquer revient à s’inscrire dans le cadre imposé pour toute revendication, et c’est le cas, alors, en effet, ce serait nous tirer une balle dans le pied que de revendiquer.
J.P. Mercier, il faut le reconnaître, propose des luttes basées sur des revendications plus progressistes, telles que l’interdiction des licenciements ou bien la transparence de la comptabilité des entreprises. Mais où a-t-il vu que de telles luttes se mettaient en place ? Et en outre, ne risque-t-on pas ici le risque de la récupération par le capitalisme, comme ce fut le cas pour les revendications d’autonomie individuelle au travail, retournées contre les travailleurs sous la forme d’un management qui les poursuit jusque dans leur vie privée ? Ainsi, dans le débat, F. Lordon fait-il remarquer que le vieux serpent de mer de la transparence, sans la perspective d'une autre société, peut aussi bien déboucher sur l'idée qu'il existerait un bon capitalisme purgé des mauvais capitalistes.
J.P. Mercier objecte sans doute que tout est question de rapports de force, et que la récupération que nous venons d’évoquer devient impossible si ces derniers sont en faveur du travail. Mais, justement, tout le problème se concentre dans ce prérequis : comment construire ces rapports de force si les masses n’ont pas déjà une idée plus ou moins claire de la direction dans laquelle elles veulent aller, bref, si elles sont incapables de penser un tant soit peu au-delà du capitalisme ? Et n’est-ce pas là, précisément, ce que vise F. Lordon avec sa proposition de rédiger une constitution ? Et n’oublions pas la passion de F. Lordon pour Spinoza, dont il découle qu’il faut rechercher les affects joyeux et fuir ceux qui sont tristes :
« (…) Car les sujets conduits par la peur sont rivés, individuellement et collectivement, aux plus bas niveaux de puissance (2), et la comparaison est immédiate entre une multitude conduite par l’espoir plus que par la crainte et une multitude soumise par la crainte plus que par l’espoir. » (3)
N’est-ce pas l’idée d’une autre société qui peut engendrer l’espoir, les affects joyeux et le plus haut degré de puissance, donc de motivation et d’énergie révolutionnaire ?
F. Lordon commet-il le pêché d’idéalisme ?
Mais qu’est-ce donc que l’idéalisme ? Revenons un instant à Marx, qui résume la chose au mieux :
« Les hommes se sont toujours fait jusqu’ici des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont où devraient être. C’est d’après leurs représentations de Dieu, de l’homme normal etc., qu’ils ont organisés leurs relations. Les inventions de leur cerveau ont fini par les subjuguer. Eux, les créateurs, ils se sont inclinés devant leurs créations. Délivrons-les des chimères, des idées, des dogmes, des êtres d’imagination qui les plient sous leur joug avilissant. Révoltons-nous contre cette domination des pensées. Apprenons aux hommes, dit l’un, à échanger ces illusions contre des pensées qui soient conformes à la nature de l’homme ; apprenons-leur, dit l’autre, à prendre à leur égard une attitude critique ; à les chasser de leur tête dit le troisième ! Vous verrez alors s’écrouler la réalité existante (4). » (5)
La définition de l’idéalisme est ici assez claire, est idéaliste celui qui croit qu’il suffit de changer les idées dans la tête des hommes pour que l’ordre social s’en retrouve transformé comme par magie (6). Il va de soi que, en vérité, cet ordre social se fonde avant tout sur des rapports de domination réels, et qu’il ne suffit pas de cesser de penser que la royauté est de droit divin pour que la monarchie s’écroule : il faudra encore la chasser par une praxis réelle qui risque bien d’employer des fusils, ce qui nous ramène à la belle formule de Marx selon laquelle il faut passer « des armes de la critique à la critique des armes ».
Faut-il alors conclure que les armes de la critique sont inutiles ? Si c’était le cas, il faudrait se demander pourquoi Marx lui-même a pu écrire tant de livres. En vérité, la chose est simple : la critique, les idées, sont nécessaires, mais non suffisantes. Est idéaliste celui qui les croit nécessaires et suffisantes. Il n’est donc pas interdit de proposer des idées, c’est même indispensable, et c’est ce que tous les grands penseurs du mouvement ouvrier, depuis au moins Proudhon, ont fait. Or, tout cet héritage a été perdu pour la grande majorité des travailleurs. Faut-il, comme semble le proposer J.P. Mercier, laisser le prolétariat repartir de zéro et tout réinventer, la « science » n’étant conservée que par un happy few de gauchistes en avant-garde ? Ne faudrait-il pas, plutôt, réinstiller tout cela, autant que faire se peut, dans la conscience des masses ? Et n’est-ce pas, au fond, ce que propose F. Lordon ? Et ce moment de contestation sociale, de colère sourde, que nous connaissons en ces présents jours, n’en est-il pas la meilleure occasion ? Mais il se peut que les révolutionnaires dogmatiques soient indifférents au kairos, tant ils ont les yeux rivés sur le cours lent de l’histoire qui mène, pour ainsi dire de lui-même, au grand soir (7). Leur souci n’est plus alors que d’en attendre les signes, comme certains religieux guettent ceux de l’Apocalypse ou, pour les messianiques, de la nouvelle ère.
Toujours est-il que F. Lordon ne saurait être accusé d’idéalisme, ni non plus ceux qui, indépendamment de lui, prônent une démarche semblable, car tous ont bien conscience qu’une fois la direction donnée, il faudra en venir à l’action, avec, en face de soi, les forces du capital coalisées.
« Nuit debout » ou bien le mouvement ouvrier ?
C’est encore J.P. Mercier qui nous propose cette alternative, comme si la distinction s’imposait avec évidence. La thèse qui est au fondement de cette alternative est bien connue, elle n’est autre que celle de la centralité de la classe des travailleurs dans le système capitaliste. Et, en effet, comment nier que, si le capitalisme repose tout entier sur l’exploitation du travail, c’est ce dernier qui est en position de le contrecarrer en bloquant la production, puis en s’en emparant ?
Mais F. Lordon dit-il le contraire ? A l’évidence, non, et il ne cesse de promouvoir la convergence de « Nuit debout » avec les luttes du monde du travail. On pourrait en rester à ce simple constat et passer à autre chose, mais, en vérité, la question n’est pas épuisée en écartant cette fausse opposition sans la creuser un peu plus.
Qui sont donc les participants à « Nuit debout » ? Nous n’avons pas sous la main d’étude sur la composition sociologique du mouvement, nous ne pouvons que faire l’hypothèse que cette composition doit être relativement diversifiée, et doit aussi comporter des travailleurs. Mais c’est encore insuffisant.
J.P. Mercier et F. Lordon s’accordent, à juste titre, sur la méfiance qu’il faut avoir envers les directions syndicales, tant ces dernières sont intégrées au système capitaliste. Pourtant, de manière assez inconséquente, J.P. Mercier, sur la base de la centralité du travail évoquée plus haut, refuse au reste de la société civile toute pertinence dans la lutte anticapitaliste. Mais si les organisations du travail, les syndicats, ne sont pas fiables, comment se priver d’une énergie non canalisée comme celle qui se dégage de « Nuit debout » ? N’est-ce pas le cauchemar des bureaucraties syndicales que de voir se mettre en place une convergence entre leur base et un mouvement qui échappe à leur contrôle ? Ne faut-il pas travailler à cette synergie pour contrer l’influence néfaste de ces bureaucraties ? Là encore, il semble que, chez J.P. Mercier, le dogme figé s’oppose à la bonne politique. L’erreur serait de nature théorique en ce qu’elle consisterait en un glissement indu du concept de la centralité du travail vers l’isolement pratique de ce dernier. Mais quelle pertinence pratique peut-il y avoir à vouloir isoler, dans les faits, les travailleurs du reste de la société ?
Les bourgeois ou les structures ?
C’est là le dernier thème abordé dans le débat commenté ici. J.P. Mercier dit clairement que s’en prendre aux structures revient, d’une manière ou d’une autre, à dédouaner les individus, qui sont les seuls et véritables responsables de l’état des choses.
Il y a là du vrai, car on ne saurait négliger le fait que des acteurs réels sont à l’origine des institutions capitalistes. Ces acteurs pèsent de tout leur poids pour créer des lieux de pouvoir tels que le F.M.I. ou l’O.M.C., et pour ensuite, à partir de là, imprimer une direction au cours des choses. La loi El Khomri, ou bien le T.A.F.T.A, en sont aujourd’hui les preuves flagrantes. Pour autant, on ne peut non plus nier que, une fois ces choses mises en place, elles deviennent partie intégrante du réel et sont alors douées d’une efficacité prégnante. Ainsi en est-il de la première de toutes les institutions au fondement du capitalisme, à savoir la propriété privée de la terre et des instruments de production. Cette propriété privée n’est pas seulement de fait, comme pourrait l’être le résultat d’un vol pur et simple, elle est aussi instituée dans le Droit, et donc garantie par l’Etat. Les grandes familles bourgeoises, que J.P. Mercier honnit à juste titre, ne sont donc pas le capitalisme, mais les bénéficiaires du capitalisme, c'est-à-dire d’un système que, certes, elles ne cessent de reproduire par leurs actions, mais qui, cependant, ne se réduit pas à elles. Il en découle que, tel l’Hydre du mythe, le capitalisme saura faire repousser ses têtes au fur et à mesure qu’on les coupera. C’est donc, n’en déplaise à J.P. Mercier, aux conditions d’émergence de tel ou tel bourgeois qu’il faut s’en prendre, et non pas à tel ou tel bourgeois. Or ces conditions ne sont rien d’autre que les institutions capitalistes, et ce sont ces dernières qu’il faut détruire (8). Nul doute, cependant, que les bourgeois en chair et en os s’opposeront de toutes leurs forces à cette destruction. Pour autant, ce n’est pas eux qu’il faut viser, sauf à confondre les moyens et la fin. Pour en revenir un instant à Spinoza, il semble clair qu’on ne peut attendre des hommes qu’ils soient vertueux quand les institutions sont vicieuses et encouragent au vice.
Pour finir, ne faut-il pas conclure de toutes ces considérations que, de J.P. Mercier et de F. Lordon, ce dernier est, à l’évidence, le plus conséquent ?
Notes :
1/ Ce débat a eu lieu dans l’émission « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet. Pour le visionner : https://vimeo.com/164813729
2/ Il s’agit de la puissance d’être.
3/ F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Editions La Fabrique, 2010, p. 199.
4/ C’est nous qui soulignons.
5/ Marx, L’idéologie allemande, dans Philosophie, Folio Essais n°244, p. 299.
6/ A distinguer de l’idéalisme hégélien, celui d’une logique idéelle aux commandes de l’histoire.
7/ Lénine était un politique, au vrai sens du terme. Nous ne sommes pas certains que cette espèce n’ait pas disparue du côté de l’extrême gauche. Pour revenir à une conception du politique adéquate, il faudrait, selon nous, se remettre à la lecture d’Aristote, Ethique à Nicomaque VI, 8 (et son excellent commentaire par Pierre Aubenque : La prudence chez Aristote, P.U.F. Quadrige, 1993). Par une étrange ironie, le marxisme en est venu à négliger la spécificité du politique, pour retourner, par delà Aristote, à Platon ! C’est là l’effet, probablement, d’un certain scientisme naïf.
8/ Pour éviter l’opposition simpliste et fausse entre infrastructure et superstructures, par laquelle on finirait par conclure que les secondes ne sont que des fantômes sans efficacité réelle, voir A. Artous, Marx, l’Etat et la politique, Syllepse 1999.
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