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Religion et révolution

Religion et révolution

Religion et politique : le point de vue de Marx.





« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple ».

Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.


La religion est-elle une « protestation contre la misère réelle » ? Si c’était le cas, elle aurait pour corollaire une contestation de la société et de ses injustices, elle aurait en elle un élément révolutionnaire, ou du moins un élément subversif. Cela, comme on le verra plus bas à propos du messianisme, peut sans doute être défendu, mais n’en constitue pas moins un solide contresens par rapport à la pensée de Marx, qu’il faut donc ici commencer par éclaircir.


L’opium est une drogue qui plonge l’adepte dans un monde paradisiaque illusoire tel que le monde réel ne peut pas soutenir la comparaison avec lui. Mais si le monde réel apparaît alors, par contraste, dans toute sa laideur, cela n’engendre par pour autant une volonté de le changer. L’opiomane, bien au contraire, se détourne peu à peu du monde réel pour ne plus se satisfaire que d’un bonheur illusoire, et bien souvent mourir au monde réel, ou mourir tout court. Si la religion est un opium, elle ne saurait donc fournir à titre de « protestation contre la misère réelle » qu’une fuite vers un monde illusoire, à l’évidence celui du Ciel. En ce sens, elle désamorce toute possibilité de lutter ici-bas pour un monde meilleur, elle produit l’acceptation du monde réel et ne donne d’espoir qu’en un autre monde, là où « les premiers seront les derniers » (Matthieu 20, 16).

Pour bien insister là, il faut souligner et expliciter l’influence criante de la pensée de Feuerbach sur cet écrit du jeune Marx. Tout doit ici partir de l’emprunt que fait ce dernier au concept d’aliénation de son aîné. L’aliénation est d’abord un terme juridique, on aliène un bien, c'est-à-dire qu’on se le rend étranger : on le vend ou on le donne. Or, selon Feuerbach, ce n’est point Dieu qui crée l’homme, mais l’homme qui crée Dieu, en mettant en ce dernier tout ce qu’il y a de meilleur en lui, toutes les perfections humaines qui ne restent souvent qu’à l’état de simples potentialités dans la vie humaine ordinaire. Ainsi, l’homme pose en Dieu, c'est-à-dire en une réalité extérieure à lui, étrangère, sa propre essence, et cette dernière lui devient de même étrangère : l’humanité devient étrangère à elle-même. Pire, elle se prosterne ensuite devant ce qui pourtant lui appartient[1], mais qu’elle a aliéné en imaginant un dieu. C’est là la nature de l’aliénation religieuse. Dans la continuité de Feuerbach, Marx peut alors écrire :


« Elle (la religion) est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc, indirectement, lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arome spirituel. (…) Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusion. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole ».


Il est donc clair que, dans la pensée de Marx, la religion est toute entière du côté de l’illusion, et d’une illusion qui, parce que dans le même temps aliénation, rend impossible la réappropriation par l’homme de lui-même et de son monde, c'est-à-dire de la société. Dans ces conditions, l’humanité ne peut plus que subir, et la « protestation contre la misère réelle » reste à tout jamais inoffensive et sans aucune portée. Il ne reste plus au peuple qu’à prier le ciel et à attendre une vie meilleure après le jugement dernier. Loin d’être subversion de la réalité ici-bas, la religion en détourne le regard et enseigne la résignation à l’état terrestre des choses, c'est-à-dire à l’injustice sociale et à la domination (d’abord féodales, puis capitalistes). Il est donc particulièrement clair que, pour Marx, la critique de la religion est le préalable nécessaire de toute critique sociale, que cette dernière resterait toujours incomplète, surtout inefficace, sans d’abord balayer l’obstacle de la religion.


Voilà du moins ce que l’on peut conclure quand on prétend se fonder sur Marx. Reste que l’on peut toujours s’essayer à critiquer la critique de la religion chez ce dernier. Une piste est ici ouverte par ce que l’on nomme messianisme. Si on en revient à la définition donnée plus haut de l’aliénation, on peut dire que la cité céleste est à la cité terrestre ce que Dieu est à l’homme, et que, dans la « religion normale », la première draine les espoirs de l’humanité hors de la seconde, laissant cette dernière à elle-même, c'est-à-dire à ses imperfections terrestres constitutives (par exemple le péché originel dans le christianisme). Le messianisme se définit alors comme l’espoir, et même la volonté, de faire advenir sur terre, ici et maintenant, la cité céleste, de faire basculer cette dernière de la transcendance à l’immanence.

Au Moyen-âge, le messianisme prend souvent la forme du millénarisme, et donne lieu à de notables révoltes, le plus souvent paysannes. La cité céleste joue alors le rôle d’une sorte d’étalon auquel on compare la cité terrestre pour condamner cette dernière et exiger qu’elle se conforme au modèle céleste. Le germe révolutionnaire est bien là, et il faut encore souligner les traces de messianisme, bien plus tard, chez des penseurs comme Bloch ou Adorno. Encore faudrait-il souligner que la représentation de la cité céleste qu’un messianisme voudrait instaurer ici-bas pourrait très bien manifester, en particulier, une conception de la justice sociale fondée sur une hiérarchie, et par conséquent contaminée par des justifications idéologiques de la domination quant à elle bien terrestre. C’est que la représentation de la cité céleste peut très bien être construite à partir de la manière dont on conçoit, sur le sol des Ecritures, la juste cité terrestre, pour ensuite servir de modèle à cette dernière : le messianisme ne fait alors que reproduire l’ordre social discutable que les autorités religieuses estiment bon ici bas, et ne véhicule donc plus aucune subversion de cet ordre.

Pour le christianisme, il faut bien souligner que ce dernier a toujours été hostile au messianisme, et que c’est la doctrine d’Augustin qui a prévalu, doctrine selon laquelle rien n’est plus à attendre ici-bas depuis la venue du Christ. On pourrait encore citer Luther, par exemple sa Sincère admonestation à tous les chrétiens afin qu’ils se gardent de toute émeute et de toute révolte :


« (…) l’émeute est interdite par Dieu car Il dit par la voix de Moïse « Quod justum est, juste exequaris », c'est-à-dire « Tu ne rechercheras ce qui est juste que par des moyens justes ». De même : « A moi la vengeance ; c’est moi qui rétribuerai », d’où vient ce proverbe vrai « Qui rend les coups est injuste », et cet autre « Personne ne peut être son propre juge ». Or, l’émeute, ce n’est rien d’autre qu’exercer soi-même la justice et la vengeance. Et cela, Dieu ne peut le souffrir. C’est pourquoi il est impossible que l’émeute n’aggrave pas les choses, parce qu’elle est contraire à Dieu et que Dieu ne peut être de son côté. »


Cela se voit assez, le christianisme dominant, qu’il soit catholique ou protestant, prêche la résignation à l’ordre établi et condamne toute révolte à son encontre.


Pour finir sur une conclusion plus générale, il semble assez clair que dans le cadre ici proposé, par essence, la religion a pour fonction de relayer la domination réelle dans l’ordre de la représentation, elle n’est alors qu’idéologie au service de la domination : ainsi l’Hindouisme et le système social des castes. Elle engendre résignation, soumission, illusion et désintérêt de la chose politique. Au service de la noblesse aux temps féodaux, elle peut aussi bien servir à la bourgeoisie, et on peut donner l’exemple du paternalisme patronal du XIXème siècle. Elle peut certes, parfois, enflammer les esprits, mais ce ne sont là que des accidents, bien vite réprimés par l’alliance des autorités civiles et spirituelles. Elle serait donc bel et bien opium du peuple, dont la fonction serait de pérenniser l’ordre des choses en détournant les consciences de la considération de ce monde. Dans une version plus nuancée de cette conclusion, on pourrait dire que la religion détermine un rapport au monde qui laisse la porte grande ouverte à la possibilité pour les classes dominantes d'en faire l'instrument de leur domination, ce dans l'ordre de la représentation. Il va de soi que, « l'occasion faisant le larron », les classes dominantes ne se privent pas d'user de ce moyen quand elles l'ont sous la main. Cela se constate avec la plus grande clarté en de nombreux cas, dont l’encyclique rerum novarum (1891) n’est pas le moindre :


« 447 Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. C’est la nature, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force; différences nécessaires d’où naît spontanément l’inégalité des conditions.

Pour ce qui regarde le travail en particulier, même dans l’état d’innocence, l’homme n’était nullement destiné à vivre dans l’oisiveté. Mais, ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable est devenu, après le péché, une nécessité imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance.

Oui, la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n’y réussiront jamais.

448 L’erreur capitale c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre. La vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.

Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. »


Cette version nuancée insiste donc moins sur la religion dans son essence que sur la rencontre entre cette essence, qui est un rapport au monde, et des circonstances historiques de domination qui relèvent d'abord de l'infrastructure socio-économique (par exemple la propriété privée). Toujours est-il que, ces circonstances données, la religion tend très fortement à étayer dans la conscience des uns (les dominés) l'exploitation subie du fait des autres (les dominants).


Enfin, si on ajoute à tout cela la critique plus ancienne héritée non plus de Marx mais des Lumières, critique qui consiste à souligner que la religion implique la soumission aveugle à des articles de foi, c'est à dire à la Révélation (les Ecritures) et à son interprétation par les autorités religieuses (le dogme, auquel s'ajoute, dans la pratique, et donc dans les corps, le formalisme rituel), et que cela ne peut qu'encourager à accepter sans examiner, ce qui revient à promouvoir la servilité en faisant obstacle au libre exercice de la raison, le tableau n'en est que plus sombre. Ce serait donc une grave erreur de voir deux propositions disjointes dans le fameux slogan anarchiste « Ni Dieu, ni maître ».


Note : La religion est donc idéologie au sens technique du terme. Au sens commun et un peu trop vague, « idéologie » est synonyme de « vision du monde ». Chez Marx, le terme prend un sens beaucoup plus précis :


"La critique de l’idéologie est une critique de la domination. Mais elle se livre à cette critique d’une certaine manière « en profondeur ». Elle agit comme une attaque contre des mécanismes que l’on peut caractériser comme « produisant le cela va de soi », donc des mécanismes qui produisent l’impression que les rapports sociaux et les rapports à soi-même existants sont indépassables. De ces mécanismes relèvent les phénomènes de naturalisation – lorsque quelque chose de « fabriqué » socialement est présenté comme un « donné » indépassable (…). La critique de l’idéologie est donc une critique de la domination en tant que critique des mécanismes produisant ce qui va de soi et, inversement, et en tant que déchiffrement de ces mécanismes comme des mécanismes de domination."

Rahel Jaeggi, Qu'est-ce que la critique de l'idéologie ?, Actuel Marx n°43.


Note : Pour Marx et ceux qui s’inspirent de lui, dans les lieux où la croyance religieuse est en net recul, la critique de la religion doit laisser place à la critique de l'économie politique, mais aussi à la critique de la culture.




[1] On retrouve le même schéma dans la relation de l’ouvrier industriel à la machine. Cette dernière est une production de l’humanité, mais, pour l’ouvrier, elle est une réalité étrangère à laquelle il doit se soumettre (par exemple en obéissant à la cadence).

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